Pour survivre [1] et se reproduire, un organisme doit pouvoir éviter les dangers, trouver de la nourriture, obtenir les faveurs d'un partenaire... Or, la distribution des ressources et des dangers varie dans l’espace et le temps. En dépit de cette variabilité, les réponses de l'organisme doivent cependant être adaptatives: il y a donc pour l'organisme un avantage à pouvoir prédire les variations.
A ce titre, les cerveaux sont des protections contre la variabilité: On constate d'ailleurs que quand les ressources sont rares, quand elles sont hautement variables, quand l’organisme a de forts besoins en énergie, quand il doit survivre longtemps pour se reproduire, alors les cerveaux sont généralement grands et complexes!
Cependant, les cerveaux sont coûteux: Les neurones coûtent beaucoup d’énergie, et donc les cerveaux sont en compétition avec les autres organes pour l’énergie.
Ils sont coûteux aussi d'une autre manière: les grands cerveaux mettent longtemps à maturer, ce qui ralentit la reproduction.
Il ressort de tout cela que les animaux à grand cerveau sont rares.
Mais il existe des cerveaux, et même de grands cerveaux. Quelle est l'histoire des cerveaux? Peut-on avoir une idée de certains mécanismes qui auraient conduit à l'encéphalisation au cours de l'évolution?
Les gènes [2] existent en variantes nommées "allèles". Ces gènes sont passés d'une génération à l'autre, et les variantes causent des différences en morphologie et en comportement qui, à leur tour, produisent des différences en potentiel reproductif. C'est au travers de ce mécanisme qu'agit l'évolution: les allèles qui donnent de meilleures chances de reproduction à leurs porteurs se répandent progressivement dans la population.
La variabilité génétique peut provenir, en quelque sorte, de l'intérieur: lors des mécanismes liés à la reproduction (génération des gamètes par méiose), il peut y avoir crossing-over (ce qui revient à prendre un paquet de cartes et les mélanger), délétion (ce qui équivaut à supprimer des cartes), etc.
Les deux cas précédents n'apportent jamais de nouvelle carte dans le paquet! [ALL-50] Comment de nouveaux gènes, programmant de nouvelles fonctions, peuvent-ils apparaître? Uniquement "de l'extérieur": par mutation. Cependant, un gène qui mute perd probablement sa fonction originelle, ou, à tout le moins, cette fonction est diminuée. Comme cette fonction a certainement une importance, ce gène muté, qui rend l'organisme non (ou moins) viable, va être éliminé avant d'avoir pu, en quelque sorte, être "essayé". A priori les mutations, donc, ne devraient pas pouvoir donner lieu à des changements évolutifs...
Cependant, s'il y a duplication du gène (avant la mutation), il y a alors deux copies: une peut continuer à assurer ses fonctions usuelles, l'autre est libre de développer une nouvelle fonction via la sélection naturelle.
Ce mécanisme, qui permet l'apparition de changements radicaux au cours de l'évolution, avait été pressenti par William Bateson (1894): il suggéra que la réplication de structures (qu'il appela homéosis) pourrait être à la base de l'émergence de nouvelles espèces.
Bien plus tard, Calvin Bridges, un collègue de Thomas Hunt Morgan, découvrit la première mutation de gènes causant une duplication de structures chez la drosophile ( duplication du 2ème segment thoracique, qui porte les ailes: les individus porteurs de cette mutation, au lieu d'avoir une paire d'ailes et une paire de haltères, ont deux segments avec des ailes).
Edward B. Lewis (Nobel 1995) réussit à identifier les gènes homéotiques (ces gènes qui régulent l'architecture de développement) et conçut l'idée qu'ils étaient les répliques d'un gène primordial dont la fonction était de réguler le développement embryonnaire.
Comme on peut s'y attendre, s'agissant de répliques d'un gène, les gènes homéotiques contiennent une séquence commune, appelée homeobox ou boîte homéotique. Le produit de cette séquence, appelé homéodomaine, est une séquence de 60 acides aminés qui agissent sur l'expression (activation, désactivation) d'autres gènes, à la manière d'une main qui glisserait le long de l'ADN, identifierait des séquences-clés, et activerait ou désactiverait alors le gène qui suit la clé.
Il est intéressant de constater que les gènes homéotiques sont extrêmement semblables chez le drosophile et chez la souris. Chez l'une et l'autre espèce, ces gènes homéotiques sont arrangés dans un ordre semblable le long du chromosome, et ils vont s'exprimer, lors de l'embryogenèse, dans l'ordre où ils sont arrangés; ceci qui correspond au développement du nez vers la queue chez l'embryon [3] .
Chez la souris, la série homéotique est répétée 4 fois (ce qui ne figure pas sur l'image, qui ne montre que les gènes Hox du chromosome 11; les autres trois jeux sont semblables, mais pas identiques).
Chez les embryons de vertébrés, le système nerveux central forme un tube allongé. Les bulbes de la partie antérieure vont devenir les structures du cerveau. Ainsi, la partie antérieure devient le cortex chez les mammifères; une partie du troisième bulbe devient le cervelet.
Un des gènes [4] qui contrôlent le développement de la tête et du cerveau chez la drosophile trouve son correspondant chez les mammifères: un double duplicat (appelé Emx-1 et Emx-2) qui règle la formation du cortex [5] . Il est remarquable que des gènes extrêmement semblables règlent le développement embryonnaire du cerveau chez la souris et chez la drosophile, sachant que la divergence entre les embranchements – arthropodes et cordés – dont sont issues ces espèces date du Précambrien, il y a quelque 600 millions d'années.
Chez la plupart des animaux, le cerveau se trouve près de l'entrée du système digestif. Le cerveau aurait-il fondamentalement évolué comme moyen pour le système digestif de contrôler ce qu'il absorbe (p.ex. accepter la nourriture, pas les toxines)?
Dans cette optique, il est intéressant de constater que certains des gènes qui contrôlent le développement du système digestif sont de la même famille que les gènes qui contrôlent le développement du cerveau.
La comparaison des cerveaux de différentes espèces n'est pas chose aisée. D'une part, les cerveaux sont faits de différents types de cellules, pas seulement de neurones. Outre les neurones, il y a des vaisseaux sanguins et des cellules gliales (astrocytes). Ces dernières, notamment, guident la migration des axones (leur croissance vers une cible). De plus, elles fabriquent la myéline et règlent l'équilibre chimique du cerveau.
Des données assez récentes [6] indiquent que les cellules gliales prennent également part au traitement de l'information et aux processus d'apprentissage, via une communication chimique. En effet, les cellules gliales voisines d'un axone réagissent au signal neuronal qui y passe (plus exactement, elles réagissent aux fuites d'ATP en provenance de ce neurone), et y répondent, après un certain délai, en augmentant leur propre concentration en calcium, et en émettant à leur tour de l'ATP à destination des autres cellules gliales. A leur tour, les cellules gliales influencent l'activité synaptique et la synaptogenèse (et donc la mémoire). Peut-être n'est-ce pas une coïncidence que le cortex associatif du cerveau d'Einstein était plus riche en cellules gliales que la moyenne.
A part cette complexité dans les éléments constitutifs des cerveaux, il faut aussi remarquer que les cerveaux sont constitués de sous-structures qui peuvent prendre des proportions variables selon les espèces. De Winter et Oxnard [7] ont mesuré le volume de 19 sous-structures de cerveaux de diverses espèces de mammifères, et ont réduit ces données à trois dimensions par une analyse en composantes principales. Les ordres qu'ils ont étudiés se sont clairement différenciés ( sur l'image, chaque point représente une espèce: les primates en rouge, les insectivores en vert, les chauves-souris en bleu). On constate que cette séparation, le long de trois grands axes, correspond à une différenciation selon les styles de vie.
On retrouve le même type de distinction, basé cette fois sur la locomotion, le long de la branche qui contient les primates: les prosimiens, avec les marmosets et les tamarins, se trouvent près du milieu du graphe; ces espèces se déplacent en sautant à l'aide des pattes arrières. Plus loin sur la branche, on trouve les cercopithécoïdes et les singes hurleurs, qui se déplacent à quatre pattes. Ensuite, les singes araignées et les grands singes anthropoïdes, qui se déplacent par brachiation (suspension à l'aide des pattes avant). Finalement, on trouve les humains, isolés tout en bout de branche, dont la locomotion, évidemment, est bipède.
Donc:
Il existe des radiations phylétiques majeures, correspondant aux contraintes globales de style de vie des différents ordres.
A l'intérieur des ordres, des convergences (p.ex. le singe araignée près des grands singes) indiquent un fort effet de pressions de sélection similaires.
Un autre exemple de cette hétérogénéité des cerveaux due au style de vie concerne le raton laveur et le coatimundi: Bien que très semblables, le raton laveur et le coatimundi ont des représentations corticales somatosensorielles différentes en taille notamment pour la patte (les pattes avant sont très utilisées pour la manipulation par le raton laveur, alors que le coatimundi utilise le museau).
Alors que les traits morphologiques évoluent et se diversifient assez rapidement, les traits comportementaux et leur substrat neural peuvent rester stables pendant de longues périodes. Ceci est dû à la plasticité du tissu neural, dont le programme développemental génétique est assez général et compte sur le feedback de l'environnement pendant le développement pour compléter ses réglages adaptatifs. Ceci explique que le programme génétique peut garder des traits communs dans des espèces très distantes. Ainsi, les mécanismes d'apprentissage chez les rats et les pigeons sont presque identiques.
Par ailleurs, il y a également une certaine unité des cerveaux: les neurones des mammifères mesurent 10 à 20 µm de diamètre, et le nombre de synapses par unité de volume semble constant au travers des différentes espèces. De même, il y a toujours le même nombre de cellules sous une aire donnée de surface (15 millions de neurones par centimètre carré), sauf dans le cortex visuel des primates, où il y en a le double.
De plus, la surface corticale est complètement corrélée à la dimension du cerveau chez les mammifères. La pente de la droite de régression est de .91, ce qui est davantage que la pente attendue si la surface du cerveau croissait comme la surface d'un objet croît avec son volume (ce serait une pente de 2/3, comme le carré est lié au cube, donc .66): c'est-à-dire qu'à mesure qu'ils ont crû au cours de l'évolution, les cerveaux ont également changé de forme en se repliant vers l'intérieur de manière tout à fait ordonnée.
Sur la base de ces régularités, Harry Jerison propose en 1973 une façon simple de comparer les cerveaux: il suffit de mesurer le poids du cerveau et celui du corps, et d'inscrire le point correspondant à chaque espèce sur un graphe log-log. On représentera une classe (poissons, oiseaux...) ou un autre ensemble d'espèces par le plus petit polygone convexe qui englobe tous les points.
Sur la base de ce calcul, on trouve que chez les vertébrés:
Le cerveau croît au travers des espèces moins vite que le corps.
Dans les différentes classes ou groupes de vertébrés, le rapport n'est pas identique: 0.75 pour les mammifères, 0.5 pour les autres.
Les mammifères et les oiseaux sont encéphalisés de manière semblable et sont considérés des vertébrés "supérieurs". Les reptiles, les amphibiens et les poissons sont les vertébrés "inférieurs". Cette classification est correcte pour la plupart des 50'000 espèces de vertébrés actuels, mais il y a 2% d'exceptions, notamment les chondrichtyens (poissons cartilagineux: requins et raies, en vert sur la figure) et les mormyridés (poissons faiblement électriques: en rouge vif).
L'encéphalisation des chondrichtyens est un mystère. A quoi cela sert-il aux requins et aux raies d'avoir un grand cerveau? Cette caractéristique est d'autant plus étonnante qu'elle est très ancienne: les fossiles montrent qu'il y a 300 millions d'années, certains requins étaient déjà fortement encéphalisés. En fait, les requins ont été les premiers vertébrés à "expérimenter" l'encéphalisation!
Le grand cerveau des mormyridés s'explique par contre aisément: ces poissons disposent d'un système sensoriel supplémentaire (et donc ont des besoins accrus de traitement de l'information sensorielle): ils produisent un courant électrique à l'aide de muscles modifiés dans la queue, et détectent le champ électrique qui les entoure grâce à leur ligne latérale modifiée (elle est normalement composée de détecteurs de pression d'eau). Ce système à relativement courte portée est néanmoins d'une exquise sensitivité et peut même détecter des objets enfouis dans le sable du fond.
Des données récentes [8] indiquent que le système électrique et le gros cerveau qui ont co-évolué ont également permis le développement, dans une partie des Mormyridés, d'un système de communication exploitant les pulsation électriques, ce qui a provoqué une rapide spéciation (ségrégation des populations menant à la formation de nouvelles espèces), chaque population ayant développé des signaux légèrement différents.
De manière générale, la taille du cerveau est corrélée à celle du corps. Dans chaque classe de vertébrés, cette corrélation vaut r = 0.9 environ (variance expliquée 80%); c'est ce qu'on appelle la relation allométrique.
Le résidu est la distance entre le point de mesure représentant une espèce et la droite de régression. Le résidu est appelé le quotient d’encéphalisation (QE).
En effet, sur le graphe log-log qui exprime le poids des cerveaux en fonction du poids du corps, puisque l'échelle est logarithmique, la distance verticale entre un point et la droite de régression correspond à un rapport [9] (un quotient). Le Quotient d'Encéphalisation est donc le rapport du poids du cerveau mesuré au poids du cerveau tel qu'attendu si on se fie à la droite de régression (correspondant à la relation allométrique). Un animal typique de son groupe a donc un QE de 1, ce qui vaut 0 en base logarithmique, c'est-à-dire qu'il est à une distance verticale de zéro de la droite de régression – autrement dit, son cerveau pèse exactement ce qu'on attend.
Ainsi, chez les mammifères, un poids corporel de 65 kg prédit un cerveau de 200 g (voir la droite de régression). Puisque le poids du cerveau humain est de 1400 g, le rapport du poids vrai au poids prédit est de 1400 g / 200 g = 7 (soit 0.85 en logarithmes de base 10) [10] . Le poids du cerveau humain est donc 7 fois plus grand que le cerveau d'un mammifère typique, par rapport au poids de son corps
Les cerveaux des primates et des non-primates croissent de la même manière avec le poids du corps (selon une fonction puissance ¾), mais les cerveaux de primates sont 2.3 fois plus grands que ceux des non primates pour le même poids du corps. Pour la petite histoire, cette différence est vraie également pour les fœtus, à n'importe quelle étape du développement.
Les principes de base des systèmes nerveux sont anciens. Même les bactéries, qui sont des unicellulaires et n'ont évidemment pas de système nerveux, manifestent déjà des propriétés de type neural: Escherischia coli a par exemple une douzaine de types de récepteurs sur sa membrane; elle peut distinguer les nutriments (sucre, acides aminés) et les toxines; elle peut détecter un gradient (une augmentation ou diminution de la concentration en nutriment ou en toxines), ce qui nécessite une mémoire (comment étaient les stimulations l'instant d'avant). Elle intègre ces différentes sources d'information et change de mode de natation en fonction de la situation. Les 6 cils moteurs (flagelles) dont elle est munie tournent dans le sens horaire et en coopération aussi longtemps que la concentration de nutriment est stable ou croissante, mais si la concentration diminue, les flagelles changent de sens de rotation, ce qui désassemble leur faisceau et provoque une rotation aléatoire de la bactérie avant qu'elle reprenne son mouvement. Cela augmente donc la probabilité que la bactérie rencontre à nouveau une concentration croissante de nutriment. De fait, cette clinocinèse a pour conséquence (statistique) qu'on trouvera plus de bactéries, en fin de compte, dans les zones favorables que dans les zones défavorables: aucun individu n'a réellement de comportement orienté, mais la population dans son ensemble s'agglutine dans les meilleures zones.
Nous ne rappellerons pas ici les détails relatifs au neurone, élément constitutif de tous les systèmes nerveux, supposés connus. Mentionnons seulement que le neurone combine les propriétés des ordinateurs analogiques (intégration continue des signaux au niveau de l'arbre dendritique) et digitaux (la sortie du neurone, c.-à-d. le potentiel d'action, est sous forme tout-ou-rien, donc binaire). En contrepartie de ces propriétés "avancées" de traitement, le neurone est coûteux en énergie, car maintenir l'équilibre ionique est coûteux. Il y a de nombreuses mitochondries (les organelles responsables du stockage de l'énergie) dans les dendrites.
Les neurones sont anciens: les méduses en ont déjà, et elles existaient il y a plus de 560 millions d'années. Les méduses sont potentiellement de grande taille: l'évolution de l'axone et du potentiel d'action a rendu possible l'émergence de grands animaux (puisque la propagation du potentiel d'action n'est pas limitée en distance). Ceci aura pour conséquence la tendance à la céphalisation dans beaucoup d'embranchements [11] .
En outre, l'apparition de la prédation conduira à une course aux armements entre proies et prédateurs, et l'une des armes est précisément l'encéphalisation: les proies développent des stratégies de fuite ou de camouflage de plus en plus efficaces, en réponse aux stratégies de plus en plus efficaces de détection et de poursuite, etc., des prédateurs – et réciproquement bien sûr.
Les premiers systèmes nerveux apparaissent au Précambrien et explosent au début du Cambrien (le début du Cambrien est à ‑542 millions d'années). Les cnidaires (méduses, polypes et anémones) possèdent les premiers systèmes digestifs et les premiers systèmes nerveux (en l'occurrence un réticule de cellules dans tout le corps). Les premiers fossiles de cnidaires sont datés de -580 millions d'années (époque édiacarienne, en Chine et dans les célèbres strates d'Ediacara en Australie). Les méduses, soit dit en passant, se débrouillent très bien avec des neurones organisés sans cerveau, puisque une espèce actuelle comme Tripedalia cystophora possède 24 yeux, et qu'elle en utilise certains pour s'orienter en regardant, hors de l'eau, les arbres de la canopée dans les mangroves.
Les premiers bilatériens sont attestés vers 580-600 millions d'années d'après les données les plus récentes [12] . Ils sont caractérisés par une symétrie bilatérale (comme leur nom l'indique), une polarité corporelle antéro-postérieure, des synapses unidirectionnelles, une concentration des organes sensoriels et préhensiles près de la bouche, et des gènes homéotiques organisés selon l'axe antéro-postérieur.
Parmi toute une série assez extraordinaire de formes de bilatériens qui n'auront pas de descendance, apparaissent aux environs de -530 millions d'années les premiers cordés (qui donneront naissance aux vertébrés), les premiers arthropodes, les premiers mollusques, dont les descendants sont toujours parmi nous.
Deux groupes, les vertébrés (parmi les cordés) et les céphalopodes (parmi les mollusques) ont développé des systèmes nerveux grands et complexes. Un autre groupe a développé des comportements complexes basés sur de petits systèmes nerveux: les arthropodes.
De l'ancêtre commun des mouches et des cordés, les premiers cordés ont hérité le jeu de gènes homéotiques, et ils l'ont étendu progressivement, comme on peut le constater chez Amphioxus, un cordé primitif actuel. Ce jeu de gènes homéotiques d'Amphioxus a été quadruplé, de sorte que tous les vertébrés, y compris les poissons sans mâchoire les plus primitifs (agnathes), en ont quatre jeux.
Par la suite, certains gènes se sont perdus, d'autres ont muté (et ne sont plus exprimés: ils sont indiqués par des cercles dans le schéma). Ces jeux multiples de gènes régulateurs ont probablement acquis, par la multiplication, un plus grand pouvoir combinatoire d'action sur la régulation des gènes, et donc la possibilité d'une plus grande différentiation des structures du cerveau et du corps.
Alors que les cordés se nourrissaient en filtrant l'eau de mer et en retenant les micro-organismes, les premiers vertébrés étaient de petits prédateurs. Les innovations évolutives donnent souvent un avantage sélectif pour la prédation, et ceci s'est répété de nombreuses fois au cours de l'évolution.
Les yeux des vertébrés ont évolué dans l'eau de mer et leur sensibilité aux longueurs d'onde éléctromagnétiques reflète cette origine marine: en effet, il se trouve que l'eau de mer est opaque à la majeure partie du spectre électromagnétique, à l'exception d'une bande étroite de fréquences élevées, et d'une autre bande de (basses) fréquences. La première correspond exactement à la plage de sensibilité des yeux des vertébrés; la seconde, au spectre d'électroréception des mormyridés [13] .
Parmi les récepteurs 7 fois transmembranaires, on trouve non seulement les photopigments, mais aussi les chimiorécepteurs (récepteurs olfactifs). La chimioréception, un sens très ancien, est utilisée pour localiser les proies, identifier les nutriments et les toxines, communiquer socialement et donc faciliter la reproduction. De multiples variantes de ces récepteurs, issues de duplications des gènes, permettent à l'olfaction une extrême spécificité.
Alors que les informations olfactives ne sont pas (ou peu) ordonnées spatialement de manière intrinsèque, l'espace visuel, lui, est ordonné: il y a des relations de voisinage et d'ordre dans le spectacle visuel: par exemple, si un point A est à gauche de B, et B à gauche de C, alors A est à gauche de C. Ceci est valable dans tous les spectacles visuels, et donc l'existence de telles relations est un invariant qui a pu être "extrait" lors de l'évolution et incorporé dans les structures neurales qui vont traiter l'information visuelle, optimalisant ainsi leur fonctionnement.
Cette structuration spatiale a donc conditionné le développement des structures neurales: autrement dit, l'existence d'une "topographie" de l'espace visuel a influencé l'évolution vers une organisation topographique des structures qui traitent l'information relative à cet espace. Le résultat actuel (une organisation rétinotopique des circuits) laisse supposer que les précurseurs de cette organisation étaient plus efficaces (et/ou plus faciles à mettre en place lors du développement) que d'autres architectures.
Ainsi, une des plus anciennes cartes topographiques du cerveau se trouve dans le toit du mésencéphale. Cette carte existe chez tous les vertébrés actuels; il s'agit du tectum optique, ou colliculus supérieur [14] .
Une autre "invention" de l'évolution a augmenté l'efficacité des systèmes nerveux des vertébrés: la myélinisation des axones.
La myéline est sécrétée par les cellules oligodendriales qui s'enroulent autour des axones. Elle isole les axones, et réduit le cross-talk (interférence) entre axones voisins. De plus, elle augmente la vitesse et l'efficacité du signal axonal grâce aux nœuds de Ranvier, ces interruptions dans la gaine de myéline: les potentiels d'action sautent de nœud en nœud (conduction saltatoire). Comme l'équilibre ionique ne doit être recréé qu'aux nœuds, et pas tout le long de l'axone, l'axone myélinisé est beaucoup moins gourmand en énergie.
Les vertébrés à mâchoires sont presque le seul clade à posséder des axones myélinisés. Presque, car les copépodes, des petits crustacés au grand succès écologique [15] , très abondants dans toutes les eaux, en possèdent aussi. Peut-être leur succès est-il dû pour partie au moins à l'efficacité de leur système nerveux?
D'autres innovations évolutives sont le fait des premiers vertébrés, et leur permettent un mode de vie plus actif:
Une cuirasse protégeant le corps (la cuirasse dérive de la crête neurale, un groupe de cellules embryonnaires propres aux vertébrés; ces cellules sont également à l'origine du crâne, des mâchoires, des dents, et du système nerveux périphérique);
des branchies et des muscles respiratoires;
des mâchoires;
le système vestibulaire (qui permet en particulier la stabilisation de l'image rétinienne et l'orientation du corps relativement à le verticale);
l'hémoglobine à 4 chaînes.
Les mollusques céphalopodes (pieuvres [16] , calmars...), comme les premiers vertébrés, sont des prédateurs. L'évolution de leur système sensoriel et de leur cerveau est parallèle à celle des vertébrés. Comme ces derniers, les céphalopodes possèdent:
des mécanismes respiratoires spécialisés;
des mécanismes sensoriels élaborés ( vision, odorat, statocystes)
un contrôle moteur raffiné (manipulation à l'aide de nombreux tentacules – huit chez les poulpes) et une locomotion élaborée (à réaction)
une bonne mémoire visuelle.
Cependant, deux limitations fondamentales ont empêché le cerveau des céphalopodes d'évoluer vers de plus grandes capacités – sans quoi les êtres intelligents de cette planète seraient peut-être leurs descendants, et pas des vertébrés.
En effet, les axones des céphalopodes sont non myélinisés, ce qui implique, on l'a vu, plus basse vitesse de transmission neurale et gaspillage d'énergie.
D'autre part, la molécule qui transporte l'oxygène dans le sang des céphalopodes n'est pas l'hémoglobine (fondée sur le fer), mais l'hémocyanine (fondée sur le cuivre), quatre fois moins efficace que la première [17] .
Lorsque les premiers organismes se lancent à la conquête de la terre ferme, ils sont face à un challenge qui, là aussi, donnera l'avantage à ceux dont les adaptations comportementales seront le plus raffinées, donc à ceux qui auront les cerveaux les plus efficaces. En effet, sur terre ferme, les variations environnementales sont plus marquées et plus rapides que dans l'eau (qu'on pense à la variation de température entre le jour et la nuit, par exemple).
Au cours de l'évolution des premiers amphibiens, il y a 370 millions d'années, apparaît un second jeu de récepteurs olfactifs dans la voûte de la bouche (l'organe voméronasal ou organe de Jacobson). Cet organe est spécialisé dans la détection des phéromones (les signaux chimiques de communication intra-spécifique).
Plus tard, vers ‑300 millions d'années, les reptiles se démarquent en s'affranchissant complètement des milieux humides. Si les amphibiens devaient au moins trouver de l'eau pour se reproduire, les œufs des reptiles, eux, ont une coquille semi-perméable qui les empêche de se dessécher, ce qui permet à ces premiers reptiles – des prédateurs insectivores de 20 cm de long – de conquérir de nouveaux milieux.
Ces premiers reptiles vont rapidement se diviser en trois lignées aux destins très différents: les anapsidés [18] , qui donneront naissance aux tortues; les diapsidés, qui deviendront les autres reptiles (crocodiles, lézards et serpents), y compris les dinosaures (et donc les oiseaux); et les synapsidés, qui aboutiront finalement aux mammifères.
Les synapsidés donnent naissance aux pélycosaures, un groupe de prédateurs de taille petite à moyenne, comme le dimétrodon [19] . Les pélycosaures s'éteignent cependant au bout de 50 millions d'années. D'autre part, les synapsidés donnent naissance aux thérapsidés, un groupe qui contiendra des grands herbivores et des grands carnivores, et formera le groupe dominant sur la terre ferme.
La fin du Permien, il y a 248 millions d'années, est marquée par une extinction massive [20] – l'extinction la plus massive, en fait, de l'histoire de la Terre (qui, soit dit en passant, en verra plusieurs au cours des âges). Lors de cette extinction marquant la fin du Permien et le début du Trias, 95% des espèces s'éteignent [21] . Les thérapsidés, notamment, disparaissent presque tous. Ceux qui survivent (en particulier le groupe des dicynodontes, p.ex. lystrosaurus) occupent le terrain au début du Trias (première période de l'ère secondaire ou mésozoïque).
Les archosauriens (dinosaures) apparaissent au même moment, au début du Trias [22] . Ces deux groupes, dinosaures et thérapsidés, sont bien adaptés à leurs niches écologiques, mais ils sont en concurrence. Les thérapsidés perdent la compétition et disparaissent, sauf les cynodontes. Ce sont ceux-ci qui donneront naissance, bientôt, aux mammifères, qui seront porteurs de caractères originaux.
Les mammifères, en particulier, comme les oiseaux, sont homéothermes. Pourquoi finira-t-on par aboutir à des animaux homéothermes? Quel est l'avantage d'une température corporelle constante?
Les processus vivants (ceux du développement notamment) dépendent d'une succession d'étapes dont certaines ont lieu en parallèle. Si les réactions des différentes étapes sont désynchronisées, le processus entier peut être compromis. Puisque les réactions biochimiques sont influencées par la température, il est plus facile de réguler les processus métaboliques et développementaux si la température est constante: l'homéothermie est un avantage.
Des données récentes [23] suggèrent également que la température élevée du corps des mammifères réprésentait un avantage important dans la lutte contre les parasites fongiques (mycoses). La grande majorité de ces parasites ne peuvent pas se développer dans des organismes à température élevée. Il est intéressant de noter que l'ornithorhynque, qui a une temperature basale de 32° seulement, est bien plus susceptible aux mycoses que les placentaires avec leur température plus élevée.
Cependant, garder la température élevée et constante est extrêmement coûteux. Le métabolisme au repos des mammifères et des oiseaux est de 5 à 10 fois supérieur à celui de reptiles de taille égale: il leur faut donc 5 à 10 fois plus de nourriture [24] . Pour obtenir autant d'énergie, il faut des changements de corps et de comportement, et donc de cerveau.
[1] L'essentiel de ce cours est repris, parfois verbatim, du livre Evolving Brains, d'Allman [ALL], avec de nombreux ajouts.
[2] Avec tout ce qu'on découvre progressivement sur l'activité régulatrice des parties dites "non codantes" du génome, c'est-à-dire ces parties situées entre les gènes proprement dits (ces parties codant pour des protéines), il est probable qu'il faudra revoir la terminologie, peut-être en étendant la notion de gène à l'ensemble des parties du génome qui sont transcrites en ARN jouant un rôle actif.
[3] Les gènes homéotiques répondent en s'activant à un marqueur embryonnaire qui agit comme une hormone: l'acide rétinoïque (la forme active de la vitamine A). L'expression a lieu en séquence parce que les différents gènes homéotiques sont de moins en moins sensibles à l'acide rétinoïque à mesure qu'on avance sur le chromosome. Lorsque la concentration d'acide rétinoïque augmente, les gènes les plus sensibles (côté "nez" sur le chromosome, si on veut) s'activent en premier, et ainsi de suite.
[4] Empty spiracles
[5] Et une certaine mutation de Emx-1 empêche la formation du corps calleux, qui n'est présent que chez les mammifères placentaires.
[6] Voir par exemple Scientific American, numéro d'avril 2004.
[7] Dans Nature, en 2001.
[8] Carlson, B.A., et al. (2011). Brain evolution triggers increased diversification of electric fishes. Science, 332, 583-586.
[9] En effet, on peut faire une division de la manière suivante (qui était enseignée dans les écoles avant l'apparition des calculettes): si on veut diviser m par n, on chercher dans une table de logarithmes les logs de m et de n. On soustrait le second du premier, obtenant donc la différence d, qui est aussi un logarithme. En cherchant dans la même table, mais à l'envers, à quel nombre correspond d, on trouve le nombre qui est le quotient de m et de n.
[10] log 1400 – log 200 = log 7 i.e. 3.15 – 2.30 = 0.85.
[11] "Embranchement" = "phylum" en anglais.
[12] "(...) The fossils turned out to be the oldest examples of a bilaterian -- animals that display bilateral symmetry, meaning their right and left halves are mirror images. The remarkable 2004 discovery pushed back the genesis of complex animal life by as many as 50 million years. USC College paleontologist David J. Bottjer was among the group that discovered the fossils -- period-sized blobs believed to have skimmed the ocean floor with suction-cup mouths some 580 to 600 million years ago. In the August edition of Scientific American magazine, Bottjer wrote about his experience and these minute, yet developed, creatures. Looking like teensy gumdrops or squashed helmets, they contain tissue layers, a gut, mouth and anus". [University Of Southern California (2005, August 8). Small Discovery Has Large Implications. ScienceDaily. Retrieved February 4, 2010, from http://www.sciencedaily.com/releases/2005/08/050805192316.htm]
[13] Probablement le gène codant la protéine photoréceptrice s'est dupliqué déjà au Cambrien, et la fonction des copies a divergé: une pour les bas niveaux de lumière, et l'autre, qui a encore redupliqué, a formé la base de la perception dichromatique puis trichromatique. Un gène, Pax-6, est homologue chez la drosophile et les mammifères: la version "souris" de ce gène peut encore induire la formation d'yeux chez les mouches; donc, Pax-6 existait chez l'ancêtre commun des mouches et des mammifères, au Cambrien ou au Précambrien.
[14] Un gène (BF-1), qui agit au début du développement embryonnaire, est exprimé dans la moitié nasale de la rétine de cheque œil, et il est aussi impliqué dans la croissance des axones allant de là au colliculus supérieur du côté opposé du cerveau, via les corps genouillés latéraux. Il est donc aussi impliqué dans l'ordonnancement topographique du colliculus. BF-2, la copie dupliquée de BF-1, s'exprime de la même manière, mais pour l'autre moitié de la rétine, la moitié temporale.
[15] Les copépodes sont de petits crustacés dont les adultes ne mesurent le plus souvent qu'un ou deux millimètres (les espèces les plus petites mesurent environ 0,2 mm et les plus grandes environ 10 mm). Le terme de copépode est issus de deux racines grecques: kope qui signifie rame et podos qui signifie pied. Le nom de ces animaux fait ainsi référence à leurs pattes en forme de rames. Les copépodes se développent dans tous les milieux aquatiques, du plus grand des océans au plus petit des étangs. Ce sont les organismes pluricellulaires les plus abondants de la planète, et ils sont l'une des principales composantes du zooplancton: ils représentent rarement moins de 60 % et parfois plus de 80 % de la biomasse zooplanctonique.
[16] Au passage, ces animaux sont à proprement parler nommés "poulpes". Le nom "pieuvre" leur a été accolé par Victor Hugo.
[17] Les limules (horseshoe crab), des arthropodes primitifs, utilisent la même molécule dans leur sang.
[18] Ces termes se réfèrent à la position des fenêtres temporales (des ouvertures dans le crâne, en arrière des yeux). Les anapsidés n'en ont pas, les synapsidés en ont une seule en position basse, et les diapsidés en ont deux. Techniquement, les mammifères actuels sont les seuls synapsidés survivants.
[19] Non, malgré son apparence, ce n'est pas un dinosaure!
[20] Cette extinction semble due à une succession d'événements: une baisse des océans due au mouvement des terres; une forte activité volcanique en Sibérie; une baisse inexpliquée de l'oxygène dans les océans.
[21] Il est intéressant de remarquer que les ammonites récupèrent toute leur diversité en moins de deux millions d'années, à partir de très peu d'espèces (voire une seule) ayant survécu à l'extinction. Cf. Brayard A., et al. (2009). Good genes and good luck: ammonoid diversity and the end-permian mass extinction. Science, 325 (5944), 1118-1121.
[22] Selon des données de 2010 (Brusatte S.L., et al., Footprints pull origin and diversification of dinosaur stem lineage deep into Early Triassic. Proceedings of the Royal Society B, sous presse), et comme pour les ammonites, ils apparaissent même extrêmement vite après l'extinction permo-triassique. Des traces fossiles de pattes ayant clairement appartenu à des dinosaures ont été relevées dans des strates âgées d'à peine 1 à 2 millions d'années après l'extinction.
[23] Robert. V.A., & Casadevall, A. (2009) Vertebrate endothermy restricts most fungi as potential pathogens. JID, 200, 1623-1626.
[24] Au passage, notons qu'il faut plus d'énergie pour refroidir le corps que pour le chauffer, ce qui explique que les vertébrés à sang chaud ont des températures basales de l'ordre de 37-38°, proches de l'extrémité supérieure de la fourchette de températures environnementales.