12.03.2012
A côté de l'intégration du chemin, qui fournit en continu une information éminemment volatile, un vecteur toujours réactualisé, on va supposer l'existence, chez certaines espèces, d'une représentation stable, en mémoire, de certains éléments de l'environnement.
Au sens large, la carte cognitive serait donc une représentation interne de l'environnement. A ce titre, elle contiendrait des éléments représentants en correspondance avec certains éléments représentés de l'environnement. Une certaine fonction de correspondance spécifie comment les deux sont liés.
L'existence d'une correspondance ne veut pas dire que les propriétés de la représentation doivent ressembler aux propriétés de ce qui est représenté. Ainsi, ce n'est pas parce que deux repères sont de hauteurs différentes que cette différence sera nécessairement préservée dans la représentation. De même, ce n'est pas tout l'environnement qui est représenté: seule une partie l'est.
La locution "carte cognitive" est devenue courante, dans beaucoup de domaines, et cet usage courant donne l'impression qu'elle fait référence à une entité dont l'existence a été prouvée. Mais forme et contenu (et même existence!) de la "carte" sont encore mystérieux. Revenons en arrière.
En 1948, Edward Chace Tolman (1886-1959; université de Californie à Berkeley) s'oppose aux théories béhavioristes dominantes et à Clark Hull en particulier. Il a constaté qu'un rat qui n'est ni affamé ni assoiffé et qui a pu explorer un labyrinthe va se souvenir d'où il a rencontré de l'eau même s'il n'en a pas consommé, donc en l'absence de renforcement; il est facile de le vérifier en l'assoiffant et en le remettant dans le labyrinthe: il va directement à l'eau. Tolman suppose que, lors de l'exploration, il y a apprentissage latent (c.-à-d., non manifeste dans le comportement). Dans un article [1] de 1948, "Cognitive Maps in Animals and Man", Tolman écrit:
"We believe that in the course of learning, something like a field map of the environment gets established in the rat's brain ... the incoming impulses are usually worked over and elaborated into a tentative cognitive-like map of the environment. And it is this tentative map, indicating routes and paths and environmental relationships, which finally determines what responses, if any, the animal will release." ("… au cours de l'apprentissage, quelque chose comme une carte d'état-major de l'environnement s'établit dans le cerveau du rat... Les impulsions en entrée sont retravaillées et s'élaborent en une carte cognitive "à l'essai" de l'environnement. Et c'est cette carte temporaire, indiquant les routes et les relations environnementales, qui finalement détermine quelles réponses, s'il y en a, l'animal va donner.")
Selon O'Keefe & Nadel, comme on l'a vu, une carte cognitive serait "the representation of a set of connected places which are systematically related to each other by a group of spatial transformation rules". La carte n'est donc pas uniquement caractérisée par un contenu, mais par des opérateurs qui permettent de lire, ou d'opérer sur, les relations spatiales entre éléments de ce contenu. Ces "règles de transformations spatiales" sont citées mais non explicitées par O'Keefe & Nadel.
On peut rapprocher ce qui précède du concept de "groupe [2] des déplacements" de Piaget, qui contient d'abord en action les règles de la géométrie euclidienne (et donc l'addition vectorielle):
En effet, selon Jean Piaget et sa collaboratrice principale, Bärbel Inhelder, à partir de dix-huit mois, l’enfant devient capable de reconstituer mentalement une situation spatio-temporelle en partie non observée. Cette reconstitution devient possible parce que “[...] les déplacements s’organisent enfin en une structure fondamentale, qui constitue la charpente de l’espace pratique, en attendant de servir de base, une fois intériorisée, aux opérations de la métrique euclidienne. C’est ce que les géomètres appellent le “groupe de déplacements [...]. En corrélation avec cette organisation des positions et des déplacements dans l’espace se constituent naturellement des séries temporelles objectives, puisque dans le cas du groupe pratique des déplacements, ceux-ci s’effectuent matériellement de proche en proche et l’un après l’autre, par opposition aux notions abstraites que constituera plus tard la pensée et qui permettront une représentation d’ensemble simultanée et de plus en plus extra-temporelle." (Piaget et lnhelder, 1966 p.17).
En tout état de cause, comme le remarque encore Jan Bures, la carte cognitive n'est pas juste un conteneur mémoriel: c'est un conteneur assorti de processus permettant, entre autres, de déterminer le chemin approprié entre la position actuelle et le lieu où on désire se rendre. "Pour utiliser une carte routière, nous devons y identifier les représentations de où nous sommes et où nous voulons aller, et ensuite trouver un chemin que nous pouvons utiliser pour aller vers le but. De la même manière, nous utiliserons le terme de carte cognitive pour une carte mentale assortie des processus permettant son usage." (Jan Bures)
On ne peut pas définir ou même comprendre la carte cognitive en parlant uniquement du contenu: les opérations possibles sur ce contenu sont tout aussi importantes.
Comme on vient de la voir, différents types de cartes sont possibles, en fonction de la richesse de leur contenu et des opérateurs dont elles sont munies.
Muni de l'addition vectorielle, même une représentation ne contenant qu'un vecteur mémorisé (par exemple nid-cible) suffit à permettre un détour en route vers la cible grâce au fonctionnement en continue de l'intégration du chemin qui fournit un second vecteur, de position actuelle (parmi les éléments traduisant la plasticité des cartes, le détour en est un).
La représentation peut contenir plusieurs vecteurs. Si cette représentation est munie d'une opération de simple concaténation des vecteurs, L'animal peut choisir un but et y aller, à la condition de repasser à chaque fois par l'origine. Il ne peut jamais aller d'une extrémité à l'autre directement.
Un graphe contient uniquement des informations topologiques (A est relié à B). S'il possède un opérateur de lecture sérielle du graphe, l'animal peut composer d'avance un chemin non bouclé mais il ne peut pas quitter le graphe et faire un raccourci.
Il lui est néanmoins possible d'optimaliser sa navigation (à l'intérieur de ces contraintes), s'il a les moyens de compter mentalement les arcs avant de choisir un chemin, ou, mieux encore, d'additionner leurs longueurs. Dans ce dernier cas, le graphe doit évidemment contenir plus que les simples relations topologiques (de voisinage et de connectivité) entre points.
Dans une représentation cartésienne, chaque point P (x,y) du plan est en fait défini en termes vectoriels. Par rapport au point origine O (0,0), sa position correspond à l'addition des deux vecteurs orthogonaux Ox et Oy, donc peut aussi (évidemment) être exprimée comme un vecteur OP. Si l'animal est lâché en un point P' de coordonnées (x'y'), pour pouvoir prendre un vecteur P'P (chemin direct, raccourci), il lui faut calculer la différence entre son vecteur positionnel actuel (OP') et son vecteur positionnel désiré (OP): P'P = OP – OP'; ce qui revient à calculer la différence de coordonnées: P' P a pour composantes (x-x', y-y').
Un tel système de coordonnées, contenant de nombreux points identifiables et muni de l'addition vectorielle, permet toutes les opérations que permet une carte d'état-major.
Notez au passage qu'on voit ici illustrée l'équivalence formelle entre un système de coordonnées cartésiennes et un système de vecteurs.
Etant donné que l'intégration du chemin est soumise, de par sa nature même, à une accumulation inévitable d'erreurs (menant l'animal à mal estimer sa position), sa portée est limitée à des excursions relativement courtes: au-delà d'une certaine complexité de trajet aller, l'animal risque de ne plus retrouver son point de départ.
Comment augmenter la portée utile de l'IC?
En interaction avec des repères stables de l'environnement, l'IC peut augmenter sa portée. Un bon exemple est celui des fourmis Messor semirufus , qui utilisent l'IC pour revenir à la trace olfactive qu'elles ont quittée. Il s'agit d'une interaction constructive entre repères (olfactifs) et IC: l'IC permet d'étendre le territoire connu et marqué peu à peu, sans danger de se perdre; en retour, les marquages olfactifs, pour ainsi dire, étendent la portée utile de l'IC, de plus en plus loin du nid.
Ainsi, lorsque l'environnement est connu (territoire familier), donc qu'il contient des repères (de nature quelconque) dont l'identité et la position ont été mémorisées, la rencontre avec un de ces repères va permettre de comparer la position actuelle donnée par l'IC avec la position estimée en référence au repère; si nécessaire, cette comparaison pourra aboutir à une correction de la valeur positionnelle donnée par l'IC. (Notez aussi, et c'est important, qu'une estimation répétée par IC permet aussi de corriger, pour ainsi dire statistiquement, la localisation du repère! Ceci prend tout son sens si on admet que l'IC participe à la construction de la représentation spatiale de l'environnement; mais ceci est une autre histoire.)
Nous avons réalisé, avec A. Etienne et coll., une série d'expériences qui a été publiée en 2004 [3] et qui montre qu'en effet, chez le hamster, la vision même brève d'un panorama connu permet la correction de la position obtenue par IC, et la poursuite de l'intégration sur cette nouvelle base.
Dans cette expérience, l'environnement visuel est enrichi en repères visuels , pour autoriser plus facilement la détermination de la position sur base visuelle. L'animal vit durant plusieurs jours dans cet environnement, et nous faisons l'hypothèse qu'il a l'occasion d'établir un lien entre ce qu'il voit et sa position dans l'arène.
Lors de l'expérience, l'arène est tournée de 135° alors que l'animal est dans le nid. Nous savons que dans ces conditions, l'animal ne tient pas compte de cette rotation (probablement en raison des conflits avec les autres informations: tactiles, olfactives, proprioceptives, visuelles..., les informations vestibulaires, qui sont les seules à signaler une rotation, sont négligées).
Dans la condition de contrôle (qui se déroule entièrement à l'obscurité), on le fait ensuite sortir du nid, et on le guide par un trajet coudé jusqu'au point de nourriture. Dans ces conditions, les animaux, comme on s'y attendait, rentrent par IC vers la position actuelle du nid (tourné de 135°) (dans l'image figurent les orientations moyennes de 8 animaux testes de manière répétée. La position usuelle du nid est représentée par un rectangle en bas de l'image; au moment de la sortie de l'animal, le nid est à 135° en sens horaire de sa position usuelle, soit "à 10h30".)
Dans la condition expérimentale, tout est pareil, sauf que la lumière est allumée dans la salle pendant une dizaine de secondes, alors que l'animal se trouve au coude du trajet et qu'on lui fait faire quelques tours sur lui-même pour lui permettre de voir tout le paysage. Le second segment du trajet a lieu a l'obscurité, et le retour aussi. Dans cette condition, les animaux prennent assez précisément la direction de la position usuelle du nid .
Cela signifie:
qu'ils ont établi le lien entre ce qu'ils voient et leur position dans l'arène,
qu'au moment du rallumage, ils constatent un conflit entre position calculée par IC et position donnée par les repères visuels (conflit dû à la rotation artificielle de l'arène),
qu'ils résolvent ce conflit en abandonnant la position calculée par IC et en recalculant leur position, relativement au nid, sur la base d'informations visuelles (comme celles-ci sont liées à la salle et pas à l'arène, c'est donc relativement à la position usuelle du nid que ce calcul se fait)
que sur la base de cette nouvelle position, ils intègrent à nouveau leur chemin, le long du second segment, pour finalement pouvoir prendre à l'aveuglette la direction du nid (c.-à-d. de là où le nid devrait normalement se trouver).
On voit donc qu'il y a bien combinaison entre connaissance visuelle du territoire, mémorisée au cours des explorations, et IC. En situation naturelle, ce type de mécanisme permet de corriger la dérive inévitable de l'IC, donc de repartir avec des données "nettoyées" pour la suite de l'exploration.
Dans une autre recherche, publiée en 1999 dans Nature, sous le titre aguichant Navigation by vector addition [4] , se cache en fait une démonstration de la manière dont le mécanisme d'IC et une représentation spatiale mémorisée peuvent se combiner (par un mécanisme d'addition vectorielle) et permettre alors de désambiguïser des repères visuels identiques.
Cette expérience avait lieu dans une arène ronde, mais cette fois en grande partie en pleine lumière. L'environnement visuel était contrôlé: une enceinte cylindrique de carton blanc, et un plafond en tissu blanc, ôtaient tout repère directionnel visuel extra-arène. Sur le fond de l'arène étaient disposés 4 cylindres identiques, comportant une sorte d'échelle intérieure. Au sommet de l'un des 4 cylindres, toujours le même (G), l'animal pouvait trouver, durant l'entraînement, de la nourriture. L'animal était entraîné à se rendre depuis le nid à ce cylindre (G) en passant par l'un de deux trajets en périphérie (trajets N-a-G et N-d-c-G). Durant le chemin en périphérie, la lumière était éteinte, puis elle était rallumée pour la partie périphérie-cylindre G. En entraînant l'animal sur deux trajets, on lui faisait, en fait, mémoriser à long terme le lien spatial Nid-G (un vecteur obtenu par IC).
Lors du test, l'animal était mené, à l'obscurité, par d'autres chemins périphériques vers les mêmes points a et c, ou d'autres points b, d. Or, depuis tous les points, lorsqu'on rallumait, la scène visuelle était identique: 4 cylindres que rien ne distingue. L'animal allait-il être capable néanmoins de choisir le bon cylindre (G)? Par exemple, depuis le point b, il lui faut choisir le cylindre qui est proche de lui et à gauche, alors que depuis d, il lui faut choisir le cylindre qui est loin de lui et à droite.
Dans cette expérience, les animaux ont des performances excellentes (taux de succès de plus de 95%; sur l'image, les points de couleur indiquent quel cylindre a été choisi alors que c'était le cylindre de la couleur en question qui devait être choisi).
Cela signifie:
Qu'ils ont mémorisé à long terme le lien spatial nid-cible (on le constate aussi car, si on ne les force pas à suivre le bord, ils ont tendance à aller en ligne droite du nid à G). Ce lien (qui est un vecteur), ils ont dû l'établir grâce à l'IC.
Que lorsqu'ils sont guidés en périphérie, ils connaissent en tout temps leur position par rapport au nid, grâce à l'IC.
Que lorsqu'ils doivent aller vers le cylindre, ils calculent le vecteur à suivre (ce qui leur permet de choisir le bon cylindre) en soustrayant leur vecteur positionnel actuel du vecteur nid-G mémorisé.
Cette situation expérimentale est moins artificielle qu'il n'y paraît: en nature, pour un animal crépusculaire à faible acuité visuelle, bien des repères potentiels (buissons...) doivent être semblables. On voit donc ici comment l'IC collabore avec les mécanismes mémoriels liés aux repères pour résoudre les problèmes qui peuvent surgir (repères semblables notamment).
Dans l'environnement, les repères ne sont pas uniquement visuels. Les informations olfactives, par exemple, sont ce qui déclenche chez le hamster le comportement de creusage pour atteindre de la nourriture sous la surface du substrat. On voit donc que repères et intégration, en temps normal (c.-à-d. sans manipulation par un expérimentateur), concourent à orienter l'animal et à optimaliser son comportement.
Joséphine Gür Georgakopoulos, dans sa thèse (2005), a mis en conflit des indices olfactifs (l'odeur de noisettes cachées sous la sciure) avec le vecteur calculé par intégration de chemin. La procédure était la même que pour l'expérience des 4 cylindres ci-dessus (c'est d'ailleurs elle qui avait conçu cette autre tâche).
Les hamsters (entraînés et testés individuellement comme dans les cas précédents, mais entièrement à l'obscurité) avaient appris la position, fixe dans l'environnement, de noisettes cachées sous la sciure, et ceci, par deux chemins.
Lors du test, l'animal était conduit par un chemin plus ou moins long en périphérie jusqu'à un point de lâcher. Il s'aventurait ensuite seul sur la surface de l'arène, à la recherche des noisettes. Dans cet item test, cependant, il y avait des noisettes partout sous la surface de sciure, et donc, des informations olfactives également partout.
Si le hamster ne s'était occupé que des informations olfactives, il aurait creusé tout de suite en rencontrant la première zone de noisettes. Si, au contraire, il ne s'était occupé que du vecteur d'intégration du chemin, il aurait parcouru toute la distance jusqu'au point appris.
Le résultat montre que l'animal tient compte des deux: il saute les premières positions de noisettes, mais creuse avant d'avoir parcouru toute la distance. De plus, en fonction de la fiabilité de l'information vectorielle, les résultats ne sont pas les mêmes. Après un trajet périphérique court, le vecteur est fiable, et l'animal parcourt, avant de creuser, environ 45 cm (dans le cas du trajet 1). Après un trajet périphérique long et un lâcher au même point, le vecteur est moins fiable, et l'animal le suit moins longtemps, creusant au bout de quelque 30 cm (trajet 2).
Pour tenter de mettre en évidence l'existence d'une représentation spatiale de type carte chez l'abeille, James L. Gould (1990) a réalisé une expérience dans un milieu comportant une forêt et un champ . La ruche était dans le champ et les abeilles étaient probablement familiarisées avec toute la zone où a eu lieu l'expérience. Gould a entraîné des individus à aller butiner en un point A (en forêt, dans une clairière). Lors d'une sortie suivante, ces abeilles ont été interceptées à leur sortie de la ruche (alors qu'elles voulaient aller en A) et déplacées dans une boîte opaque jusqu'à un point B, formant triangle équilatéral avec la ruche et le point A. Relâchées en B, ces abeilles ont majoritairement pris la direction directe de A (pourtant invisible depuis B). Gould a également fait l'expérience en entraînant les abeilles à aller en B, puis en les déplaçant en A. Les résultats ont été semblables: les abeilles s'envolaient en direction directe de B.
Gould en a donc conclu que l'abeille possède une "carte cognitive" de l'ensemble de son territoire familier. Voulant aller en A et déplacée en B, elle effectuerait, au moment de sa libération, les opérations suivantes:
A l'aide de repères visuels autour du point de lâcher, elle identifierait l'endroit où elle se trouve (opération de lecture de carte).
Elle "calculerait" la direction, et peut-être la distance, séparant cet endroit du but désiré (opération de mesure sur carte: un type de calcul).
Elle utiliserait sa boussole solaire et l'IC pour exécuter ses actes locomoteurs dans la direction et sur la distance ainsi calculées.
On retrouve ici le schéma habituel de la navigation par carte et boussole... qui évidemment suppose une carte!
Fred Dyer a réalisé une contre-expérience qui vient mettre en doute les résultats de Gould . Il a repris l'expérience de Gould, mais sur un terrain particulier: En raison d'une pente (voir les courbes de niveau sur l'image: B est au bas d'une dénivellation assez abrupte), les repères mémorisés le long de la route ruche à B étaient visibles depuis A, alors que les repères le long de la route ruche à A n'étaient pas visibles depuis B.
Les résultats furent différents de ceux de Gould: depuis A, les abeilles partaient majoritairement en direction de B, mais depuis B, les abeilles partaient majoritairement en direction de la ruche. Dyer en conclut que les abeilles n'ont pas une carte cognitive du terrain global, mais qu'elles peuvent reconnaître depuis le côté les repères mémorisés en route. Donc, depuis A, les abeilles identifiaient les repères mémorisés sur la route de la ruche à B, et en déduisaient la position de B.
En réalité, la question reste ouverte et plusieurs interprétations sont possibles pour les résultats négatifs de Dyer. D'autres auteurs, comme Menzel, ont montré successivement que les abeilles n'utilisent apparemment pas une carte globale de leur environnement connu, et, au contraire, qu'elles en utilisent une (voir plus bas). De toute manière, les données de Gould restent difficilement interprétables sans "carte". On voit mal comment ses abeilles, au point A dans une clairière, auraient pu voir les repères associés à la route ruche à B.
Dans l'état actuel de la question, il convient de rester prudent, mais il semble hors de doute que les abeilles possèdent en tout cas des mécanismes de navigation sophistiqués, même dans l'interprétation de Dyer: elles utilisent les repères pris sur une certaine route mais vus de côté, donc sous un angle très différent... et cette opération n'est pas simple!
Ainsi que le remarque Andrew T. D. Bennett (1996), trois conditions (au moins) doivent être remplies pour que les résultats d'une expérience puissent être considérés comme montrant l'existence dans l'animal d'une représentation de type carte:
Il faut exclure la possibilité que des repères associés au but soient reconnus sous une nouvelle perspective
Il faut pouvoir exclure l’usage de l’IC
Il faut s'assurer que les nouveaux raccourcis sont vraiment nouveaux
En 2005, Menzel et son équipe font une expérience qu'ils veulent définitive sur la question. Ils munissent leurs abeilles d'une antenne qui renvoie les ondes radar avec une fréquence différente de la fréquence incidente. Ils utilisent un radar harmonique pour détecter le signal ainsi réémis sans prendre en compte les réflexions sur le sol. Cette technique leur permet de mesurer la trajectoire de vol des abeilles marquées à plusieurs centaines de mètres de distance.
Pour leur expérience, Menzel et coll. travaillent dans un champ étendu, sans repères, avec seulement une ligne d'arbres très loin. Dans ce champ, ils installent des repères artificiels (deux groupes de tentes coniques de couleur). Pour une abeille, dont l'acuité visuelle est faible, il n'y a probablement pas de repères lointains non contrôlés qui lui permettraient de revenir à une cible pas à pas, comme cela a été montré pour le robot-fourmi dans un cours précédent.
Trois groupes d'abeilles sont entraînées: pour le groupe SF (stable feeder), la nourriture est toujours à 200 m à l'est de la ruche: les abeilles apprennent donc une direction et une distance à suivre pour aller de la nourriture à la ruche ou vice versa. Le groupe VF (variable feeder) trouve la nourriture près de la ruche, mais toujours à des endroits différents. Le dernier groupe n'est pas entraîné, mais il sera recruté par les abeilles SF, qui danseront sur le rayon pour indiquer direction et distance à la source de nourriture.
Lorsque les abeilles du groupe SF sont nourries et qu'elles veulent donc rentrer à la ruche, on les emprisonne et on les déplace passivement dans un conteneur opaque en un point du champ d'expérience. Une fois relâchées, les abeilles commencent par "agir leur vecteur", et donc foncent 200 m vers l'ouest. Ensuite, elles se mettent à chercher la ruche, qui évidemment est ailleurs. Au bout d'un moment, elles semblent réaliser où elles sont ("aha!"), et accélèrent en direction de la ruche. Ceci laisse supposer qu'elles ont effectué les opérations postulées pour les abeilles de Gould dans la forêt.
Les abeilles du groupe VF se comportent pareil, sauf qu'elles ne volent pas pour commencer le long d'un vecteur: une fois relâchées, elles se mettent immédiatement à chercher la ruche (qui devrait être à proximité), jusqu'à ce qu'elles identifient le lieu où elles se trouvent réellement.
Les abeilles R sont prélevées, elles, au sortir de la ruche; une fois relâchées, elles font comme les SF mais à l'envers: elles commencent par voler 200 m vers l'est (en effet, leur état motivationnel les porte à aller non vers la ruche, mais depuis la ruche vers la nourriture).
Dans tous les cas, on observe un changement de rythme de vol: d'abord lent quand l'animal cherche à identifier où il se trouve, il passe d'un coup à rapide lorsque cette lecture de carte est faite, et que le chemin de rentrée a été alors calculé. On peut donc objectiver quelle est la position de l'endroit où l'animal reconnaît où il se trouve (points de prise de décision).
Dans cette même expérience, l'équipe de Menzel observe un certain nombre de trajets des abeilles du groupe SF qui, au lieu d'être directs entre le point de prise de décision et la ruche, font un détour par la nourriture.
Menzel et coll. en concluent que les abeilles possèdent bien une représentation d'ensemble de l'environnement, où figurent différents éléments (ruche, nourriture, repères artificiels...), et qu'elles possèdent les outils cognitifs nécessaires pour opérer sur la représentation pour calculer un raccourci depuis l'endroit où elles se trouvent (et qu'elles viennent de reconnaître) et l'endroit où elles sont motivées à aller (ruche ou nourriture). Les auteurs, qui ont transporté les abeilles dans une boîte opaque, excluent qu'elles utilisent l'IC pour résoudre la question. Par contre, ils insistent sur le fait que c'est lors des vols exploratoires et grâce à l'IC que les abeilles se créent une représentation de type carte.
Les auteurs remarquent encore lorsque les abeilles dansent, le contenu du message dansé dépend aussi des connaissances du récepteur. En effet, l'abeille qui est déjà allée au point qui correspond au vecteur transmis par la danse peut peut-être évoquer le contenu de ce point et l'évaluer.
Une vieille expérience de James L. Gould, à ma connaissance jamais publiée réellement, mais souvent mentionnée par Gould, rejoint exactement ce qui vient d'être dit: le message semble évoquer chez le récepteur un contenu évaluable ("là-bas, où me dit le vecteur, il devrait y avoir ceci..."). Cette expérience consistait forcer des abeilles signaler de la nourriture en dansant un vecteur pointant vers un endroit manifestement absurde: le mileu d'un lac.
Les abeilles, en général, ne volent pas volontiers au-dessus des plans d'eau, où, par manque d'éléments de texture, elles ont de la peine à stabiliser leur vol et à régler leur altitude (et risquent donc de se noyer). De plus, il est évident qu'il n'y a pas de sources de nourriture sur un lac!
On peut cependant les entraîner à y voler quand même. Gould a ainsi réalisé une expérience aux résultats étonnants. Il a commencé par mettre une source de nourriture sur un canot au bord de l'eau, du côté de la ruche. Il a entraîné des abeilles à s'y rendre, en prenant garde de ne leur offrir que de l'eau pauvre en sucre (de sorte que ces abeilles, de retour à la ruche, ne dansaient pas, car la source ne valait pas la peine de recruter d'autres abeilles). Puis il a progressivement éloigné le canot de la rive: les abeilles ont suivi et ont continué à voler de la ruche au canot et vice-versa, sur le lac cette fois. Quand le canot était assez loin, Gould a augmenté le dosage de sucre, et les abeilles se sont mises à recruter dans la ruche. Or, aucune abeille n'a "obéi" à cette danse. Apparemment, ces informations ont été négligées. Les abeilles considéraient-elles que cet endroit était absurde, ou était-ce simplement qu'elles refusaient de voler au-dessus de l'eau? Pour le savoir, Gould a alors déplacé le canot jusque de l'autre côté du lac, près de la rive, et cette fois les abeilles recrutées ont accepté de traverser le lac.
Les ouvrières qui écoutaient la danse [5] se sont-elles représentées que le vecteur pointait vers le milieu du lac (un endroit absurde pour y trouver des fleurs; alors que lorsque le canot était près de l'autre rive, il pouvait y avoir des fleurs à proximité)? Les abeilles ont-elles une carte mentale sur laquelle elles placent le vecteur décodé à partir de la danse?
Cette expérience de Gould a été répliquée en 2008 sur un autre site par Wray et al [6] ., avec une mesure cruciale supplémentaire qui manquait à l'expérience de Gould: la tendance des abeilles à quitter la ruche après avoir suivi une des danses (indiquant la terre ou le lac). Dans cette réplication, les auteurs n'ont observé aucune différence de tendance à suivre selon vers quelle cible (lac ou terre ferme) le vecteur pointait. Les abeilles ne semblent pas rejeter les danses pointant vers le lac comme erronées, ce qui contredit directement les résultats de Gould.
Mais la question reste ouverte, ces résultats négatifs pouvant s'interpréter, d'après les auteurs, qui restent prudents, de différentes manières. Comme ils le disent, "there are a number of hypotheses that could explain why bees might not reject dances advertising a location on a lake. One possibility is that bees do not have a cognitive map, and thus do not recognize the dances as pointing to a location on a lake. A second possibility is that bees have a cognitive map, but either they use it only for navigation outside of the hive or it is overridden by other cues, such as odour, when they follow a dancing bee. A third explanation is that bees can use a cognitive map to determine that the dances indicate a location on the lake, but they do not interpret lakes as being implausible places to fi nd food, either because they are not assessing the plausibility of dances at all or because they do sometimes fi nd food on bodies of water (in the form of fl owering water plants, for instance). Last, it is possible that dance followers recognize the lake as being an unusual, even implausible, place for a dance to indicate, but because ‘there is no evidence of lying by dancers, and no advantage to dissimulation in a colony of non-reproductive sisters’ (Gould 1990), they respond to the dances because they have no reason to believe the signal is in error. "
[1] Tolman, E. C. (1948). Cognitive maps in rats and men. Psychological Review 55, 189-208.
[2] Il s'agit d'un groupe au sens mathématique du terme. Un groupe est un ensemble non vide muni d'une loi de composition interne, avec un élément pour lequel l'application de cette loi ne change rien (identité); il existe un inverse unique pour chaque élément, et la loi de composition est associative (si en plus elle est commutative, le groupe est dit commutatif ou abélien). Sauf erreur de ma part, l'ensemble des vecteurs du plan munis de l'addition vectorielle forment un groupe abélien.
[3] Etienne, A. S., Maurer, R., Boulens, V., Levy, A. and Rowe, T. (2004). Resetting the path integrator: a basic condition for route-based navigation. J Exp Biol 207, 1491-508
[4] Etienne, A. S., Maurer, R., Berlie, J., Reverdin, B., Rowe, T., Georgakopoulos, J. and Séguinot, V. (1998). Navigation through vector addition. Nature 396, 161-164.
[5] Malheureusement, le comportement des recrues dans la ruche n'a pas été observé, seulement leur arrivée (ou non) à la source de nourriture. Voir p.ex. James L. Gould and William F. Towne (1989). On the Evolution of the Dance Language: Response to Dyer and Seeley. The American Naturalist, Vol. 134, No. 1 (Jul., 1989), pp. 156-159.
[6] Wray, M.K., Klein, B.A., Mattila, H.R., Seeley, T.D. (2008). Honeybees do not reject dances for ‘implausible’ locations: reconsidering the evidence for cognitive maps in insects. Animal Behaviour, 76, 261-269.